Le théâtre documentaire est-il en passe de devenir l’avenir du théâtre, là où le public de rechigne pas à penser le monde ? En cette rentrée, deux spectacles de très haute facture se font face : « Affaires familiales » d’Emilie Rousset, Directrice du CDN d’Orléans, au théâtre de la Bastille après avoir conquis Avignon en juillet à la Chartreuse ; et « la Guerre n’a pas un visage de femme » de Julie Deliquet, actuellement au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis laquelle nous avait ébloui avec « Welfare » en 2023 dans le Cour d’Honneur. Attardons-nous sur le second.
En 1975, trente ans après la fin de la « grande guerre patriotique » en
URSS, Svetlana Alexievitch (Prix
Nobel de littérature en 2015), alors jeune journaliste, entreprend
d’interviewer des femmes qui ont participé à cette guerre dont chacun pensait
qu’elle serait la dernière, certaines au front, d’autres un peu en arrière,
infirmières, pilote, tireuse d’élite, médecin… Elle reçoit plusieurs centaines
de témoignages et en écrit un livre. C’est ce texte que Julie Deliquet a
adapté, non pas de manière linéaire, mais en recoupant une partie de ces
témoignages, en retenant certains, les regroupant par thèmes, pour les confier
à neuf comédiennes sur le plateau, interviewées par une dixième, représentant
Svetlana, la journaliste (extraordinaire Blanche
Ripoche).
Elles viennent s’asseoir une par une sur le plateau tandis
que le public s’installe. Puis une jeune femme, voix forte, faut bien qu’elle
se fasse entendre, s’adresse au public en bas de la scène. C’est elle Svetlana,
ou Blanche comme on veut.
On ne va pas tout raconter. Dans une première partie, elles
parlent de la guerre, de ce qu’elles ont fait, vu, découvert, des morts autour
d’elles. Mais on se dit que des hommes pourraient raconter la même chose. Cependant
en seconde partie, la journaliste veut leur faire évoquer leurs conditions de
femmes. Réticences au début, puis les langues se délient, et l’émotion étreint
le public, ainsi que les 9 comédiennes dont certaines fondent en larmes. On y
parle des règles, des viols, des tortures infligées par l’ennemi aux
prisonnières, des boucliers humains… Au final, on apprend qu’elles ont été
rejetées par la société, leurs familles, car leur disait-on, la place d’une
femme n’est pas à la guerre. Pourtant, elles furent un million à s’engager pour
défendre la patrie. Mais les livres d’histoire n’en parlent pas. Elles-mêmes
n’en parleront pas non plus à leurs enfants quand elles en auront. La
journaliste aura permis à ces femmes de se libérer émotionnellement.
Neuf comédiennes qui échangent, parfois en désaccord,
chacune ayant un thème à exposer, les autres lui répondant sans l’interrompre. Les
émotions traversent le plateau, la journaliste orientant la discussion… Car il
s’agit bien d’une discussion qui s’élabore sur le plateau, et non de monologues
qui pourraient s’avérer lassants. On apprend que tout n’est pas réglé au
millimètre, que les comédiennes sur le plateau, gardent une certaine liberté
dans l’ordre des thèmes abordés, une improvisation qu’elles savent manier avec
beaucoup de justesse, que leur emplacement sur la scène varie en fonction de la
présence de la journaliste. Mais toutes, avec leurs différences, leur âge, leur
vécu, sont exceptionnelles sur le plateau. Les deux heures et demie passent
vite. Ovation au final.
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