« Les Démons », roman fleuve de Fiodor Dostoïevski, publié en 1871 sous forme de feuilleton dans un journal russe, attire parfois des metteurs en scène dans ce qui ressemble à une gageure, tant le roman fourmille de personnages, de débats philosophiques, théologiques, politiques, d’actions menant au désordre et aux meurtres. Camus en 1959 en avait réussi l’exploit selon ce qu’on peut en lire ; plus tard, en 1982, dans la Cour d’Honneur sous la mise en scène de Denis Llorca, « les Possédés » comme on les appelait encore, n’avaient pas transcendé la nuit avignonnaise ; aujourd’hui, Sylvain Creuzevault investit les ateliers Berthier de l’Odéon, traversés par des Démons dans un spectacle de 3 h 30 qui, pour présenter des tableaux d’une grande puissance, n’en laissera pas non plus une trace mémorielle.
Creuzevault a coupé des pans entiers du roman, mais que faire d’autre… Il a choisi de mettre l’accent sur certains personnages, ceux qui l’intéressaient le plus, ceux qu’il pouvait travailler, décortiquer, analyser, pour en abandonner d’autres. C’est son choix qu’on ne saurait critiquer. Il mélange drame et humour, allant même jusqu’à féminiser le personnage de Kirilov, homme ténébreux et dangereux sous la plume de l’auteur russe, en une femme (Valérie Dréville éblouissante), en chaise roulante, riante, pétillante, la voix haut perchée, avant le moment fatal.
En première partie qui se termine par la confession de Nicolas Stavroguine, chapitre censuré à l’époque, l’interprétation qu’en fait Vladislav Galard, en dandy, pose question. Je veux bien que Creuzevault souhaite décaler certains personnages, mais ici, cela me semble peu crédible, et c’est bien navrant. Voilà quelqu’un qui s’est livré aux pires exactions, et qui apparaît sur scène comme un bien gentil garçon.
La seconde partie est autrement plus enlevée, avec Arthur Igual dans le rôle de Chatov, homme perdu au milieu des démons, aimant sa femme (l’accouchement sur la scène en direct vaut son pesant d’or), et surtout Frédéric Noaille dans le rôle de Piotr, fils d’un père qui ne l’a pas élevé, manipulateur, sans convictions réelles, sorte de Faust, dont le visage vaut d’être vu lors de la scène finale. Quant à Nicolas Bouchaud interprétant le personnage de Stepane, intellectuel usé, il m’a paru un peu en retrait de ses prestations passées. Dommage que le chapitre sur la mort de Stépane soit passée à la trappe, je l’aurais bien imaginé se transcendant dans le passage dans l’au-delà. Et sans doute, Valérie Dréville dont j’ai déjà parlé est au sommet de son art théâtral dans le rôle de Kirilov, lequel tient un discours tout empreint de nihilisme sur la non croyance en Dieu. Ajoutons un texte d’Adorno dit par Nicolas Bouchaud, sur la pensée qui intervient juste après l’entracte, façon pour le metteur en scène de traverser l’histoire et de rendre les Démons intemporels.
Creuzevault a sans doute réussi son pari de créer un spectacle librement adapté du roman du maître russe, même si l’ensemble fut inégal. Mais c’était la fête, car le théâtre en est une, avec les coupes de champagne distribuées aimablement aux spectateurs lors de l’entrée en salle.
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