lundi 3 octobre 2016

Grabbe, un génie littéraire, d'après Heine...

Matthieu Marie et Denis Lavant. Photo de Bellamy
La Cartoucherie de Vincennes est un lieu emblématique des arts vivants, puisqu’il accueille quatre théâtres et un Centre de Développement chorégraphique.. Des artistes y ont élu domicile, Ariane Mnouchkine et son théâtre du Soleil, Carolyn Carlson et son Atelier, et tant d’autres.

Le Théâtre de l’Épée de Bois, pas le plus connu, accueille en cette rentrée automnale, le metteur en scène Bernard Sobel, monument théâtral français à lui seul. Germanophile, il monte depuis quelques années, les pièces d’un auteur allemand de la première moitié du XIXème siècle, quasi inconnu en France, à savoir Christian Dietrich Grabbe. Il y a trois ans, il était venu à Orléans, invité par le CDN, afin de présenter Hannibal, du même auteur. Ce fut alors un immense succès.

Aujourd’hui, il s’attaque à cette autre pièce fleuve du dramaturge allemand, « Duc de Gothland », écrite à l’âge de 21 ans, en 1822, dans une Allemagne en voie d’unification, encore dirigée par les Habsbourg, mais où un courant libéral se fait jour, réclamant des libertés politiques et individuelles. Le texte écrit et adapté par Bernard Pautrat, est alerte, vif, et reflète une écriture d’une grande richesse. Mais il reste évidemment à savoir, quelle est la part d’adaptation dans le texte de Pautrat, éternelle question quand il s’agit de traduction adaptée.

Cette pièce met face à face, deux hommes, un « nègre » venu d’Afrique, du nom de Berdoa, reconverti en général de l’armée finnoise, et Théodore, Duc de Gothland, officier dans l’armée suédoise, homme bon, aimant sa femme et son fils. Par un habile stratagème de ruses, mensonges, menaces, chantage, et profitant de la mort soudaine d’un frère de Théodore, il convainc ce dernier que le 3ème frère de Gothland est un fratricide. Ne pouvant obtenir du roi de Norvège, la condamnation de son frère, Théodore deviendra en fait le vrai fratricide en assassinant le supposé meurtrier. Dès lors, il se métamorphose en une sorte de monstre assoiffé de sang, maniant les trahisons, rejetant sa femme qu’il laisse mourir, abandonnant son fils tué par Berdoa. Les valeurs humanistes sont jetées par-dessus bord, Théodore se conduisant avec les siens comme il se conduirait vis-à-vis des noirs en Afrique, parfait esclavagiste sans remords.

La dénonciation du colonialisme est béante dans la pièce de Grabbe, le personnage de Berdoa, devenu l’âme damnée du Duc, n’étant pas la moindre des énigmes de cette pièce. Venant en Europe afin de se venger des méfaits du colonialisme, il est aussi le produit de cette même politique coloniale, homme sans morale, sans valeurs, abject, féroce, tout comme l’est devenu Théodore, duc de Gothland. La civilisation européenne, présentée comme la seule société civilisée du monde, à laquelle devraient adhérer tous les peuples de ce monde, est sens dessus dessous, mise à nu avec toutes ses abominations commises au nom du droit du plus fort, tel le décor, fait de sapins enneigés, mais dont les cimes pointent vers le bas, ou la neige qui tombe vers le haut. Au passage, Grabbe règle ses comptes avec une certaine notion du héros : à la question sur la différence entre un assassin et un héros, il répond que si on tue peu, on est un assassin, et si on tue beaucoup, on est un héros. Plus tard, Jean Rostand dira un peu la même chose.

Il fallait pour mener à bien ce projet de mettre en scène cette pièce qui ne sera créée en Allemagne que 70 ans plus tard, deux acteurs d’exception : Denis Lavant en Berdoa, une balafre bleue en plein visage, sournois au possible, gesticulant, dansant au passage, et Matthieu Marie, énorme dans le rôle du Duc de Gothland. Ajoutons une mise en scène utilisant toute la salle de l’Épée de Bois, les acteurs surgissant fréquemment par le haut des travées, l’absence de temps morts, un groupe d’acteurs (une quinzaine) au diapason, on repart après trois heures de spectacle, plein de questions, loin des certitudes de certains hommes politiques. On se dit que celui qui a truqué grossièrement les élections au Gabon, n’est autre qu’un descendant de Berdoa ! Quant au choix de Sobel de faire jouer le rôle du « nègre » par un acteur blanc, il montre que dans l’esprit du metteur en scène, qu’on soit blanc ou noir, peu importe, puisqu’ici, Gothland et Berdoa sont interchangeables dans la cruauté.

Merci à Bernard Sobel de nous faire connaître ce dramaturge allemand, dont on se demande bien pourquoi, il n’est jamais mis en scène en France, et dont le philosophe Heine disait de lui qu’il était un génie littéraire.

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