Jean-François Sivadier est un des metteurs en scène français des plus respectables et respectés. Travaillant avec Gabily dans sa jeunesse, auteur dont on a pu découvrir récemment à la Scène Nationale d’Orléans un texte admirable, « l’Au-Delà », joué devant une poignée de spectateurs, Sivadier a exploré Shakespeare, Molière, Büchner, Claudel, Feydeau, Brecht et tant d’autres. Aujourd’hui, il s’attaque à un autre monstre du théâtre engagé, le norvégien Henrik Ibsen et l’un de ses textes fondateurs, « Un Ennemi du peuple », publié en 1882. Créé à Grenoble, la pièce est présentée à l’Odéon en ce mois de mai, pour moi, jour des élections européennes. Si hasard, il y a, cela tombe admirablement bien !
L’histoire est la suivante : dans une ville norvégienne, où les thermes apportent argent et prospérité, un médecin découvre que des patients sont atteints du typhus en raison de la pollution des eaux des bains. Il décide d’en avertir le préfet, par ailleurs son frère, ainsi que le journaliste de la presse locale. Sauront aussi la vérité, un responsable des petits propriétaires, un capitaine et un révolutionnaire. Aidé par son épouse et sa fille, jeune enseignante, il projette des travaux pour remplacer l’ensemble de la tuyauterie. Mais il se heurte au refus du frère-préfet, lequel pressent la faillite des bains. Un à un, chacun se défile. In fine, le médecin des bains, élevé à la dignité « d’ennemi du peuple », est relevé de ses fonctions et sa maison copieusement bombardée de projectiles par la population. C’est l’intrigue principale.
Sauf que la pièce est à tiroirs. Ibsen en profite pour avancer ses idées progressistes, révolutionnaires pour son temps. Face à une bourgeoisie norvégienne obtuse, drapée dans ces certitudes que rien ne saurait faire évoluer (mais près d’un siècle et demi après, c’est toujours pareil ici en France), il dégaine ! Il y a déjà le discours de la fille pour une école moderne, ouvrant l’esprit des enfants. Beau texte qu’on pourrait envoyer à notre Ministre de l’EN. Puis lors du 4ème acte, le discours du médecin, Tomas Stockmann, dénonçant la démocratie bourgeoise, les élites, les majorités compactes (on dit aussi silencieuses), celles qui votent toujours pour l’ordre, posant la question de la violence nécessaire lors des manifestations. On pense alors aux Gilets Jaunes qui n’ont réussi à faire parler d’eux que par les dégradations commises par eux ou par d’autres. In fine, la salle se lève en signe de refus quand on veut lui faire voter la déchéance du médecin. On est revenu à l’Odéon en mai 68 quand les étudiants occupaient le lieu en Assemblée Générale. Jusqu’au théâtre même qu’Ibsen/Bouchaud interroge, met sur le gril, spectateurs compris.
Le 5ème acte paraît plus brouillon, il s’étire en longueur, on se demande où Ibsen veut en venir. Est-il vraiment nécessaire de le maintenir dans la pièce ? Je n’en suis pas vraiment certain.
Formidable mise en scène de Jean-François Sivadier, pleine d’humour, sachant maintenir un haut degré d’attention de la part du public. Mais en ces temps de montée de la peste brune partout en Europe, de l’impossibilité pour les forces progressistes radicales d’obtenir des majorités par les urnes, on se demande la part d’adaptation du metteur en scène et du traducteur, Eloi Recoing, car on se doute bien que les deux compères partagent la finalité de l’œuvre d’Ibsen. Mais tout cela ne serait que bien terne sans l’exceptionnelle performance de Nicolas Bouchaud, dont j’ai déjà dit toutes les qualités d’acteur, aidé en cela par Vincent Guédon dans le rôle du préfet-frère, exact opposé de Tomas sur le plan des principes, mais aussi formidable comédien. Et les autres, actrices et acteurs, scénographes, et toute l’équipe…
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