lundi 15 septembre 2025

Le Passé : Andreiev et Gosselin

Leonid Andreïev, auteur russe du début du XXème siècle est très peu connu contrairement à ses compatriotes Tourgueniev, Tchekhov ou Gorki. Peut-être est-ce la raison qui a conduit le tout nouveau Directeur de l’Odéon, Julien Gosselin, à créer « le Passé », œuvre théâtrale associant plusieurs textes de l’auteur russe dans un spectacle, certes créé en 2021 à Strasbourg, mais repris au Théâtre de l’Europe (autre nom de l’Odéon) en cette rentrée théâtrale.

« Le Passé », c’est donc l’imbrication d’une œuvre théâtrale « Ekaterina Ivanovna » qui en devient le pivot, une seconde « Requiem » et trois nouvelles, « L’Abîme », « Dans le Brouillard » et « la résurrection des morts ».

Ekaterina Ivanovna réchappe à un féminicide on dit aujourd’hui, son mari lui tirant dessus à trois reprises. Elle s’enfuit et perd la raison. Au dernier acte, au cours d’une beuverie réunissant Ekaterina, sa sœur Lisa, son mari revenu à plus de sagesse, et des amis, un peintre, un marionnettiste, sans trop qu’on devine qui couche avec qui, elle se lance dans une crise de folie sans qu’on sache si elle simule ou non. La dernière image est celle d’Ekaterina dans la position du Christ sur la croix dans un halo de lumière, sa sœur se précipitant sur elle.

Parmi les autres textes imbriqués dans le spectacle, on citera surtout « Dans le Brouillard », où les personnages filmés en Noir et Blanc, masqués et la voix déformée, donc sous-titrée, se livrent à une parodie de théâtre terminée en dansant sur l’avant-scène du plateau de l’Odéon. C’est là que Gosselin ajoute quelques mots de son cru, vilipendant les politiciens de Droite dénonçant le wokisme ou la culture pour intello créée avec de l’argent public. On savoure ! « La résurrection des morts », c’est la croyance en une vie future où tout sera beau, le texte étant projeté sur l’écran. Croyance en un théâtre du renouveau aussi, celui de Gosselin, pourquoi pas. ! Personnellement, les deux premiers textes imbriqués , « l’Abîme » et « Requiem » ne me paraissent pas indispensables, loin de là.

Julien Gosselin propose un théâtre musical filmé, les personnages évoluant derrière le décor qui symbolise un appartement, deux cameramen renvoyant les images sur un écran géant situé au-dessus du décor. La régie choisit ainsi quelles images les spectateurs verront, on accepte ou pas, c’est selon. Il n’en reste pas moins qui visuellement et musicalement, le spectacle est d’une beauté artistique absolue.

On citera évidemment en tête d’affiche, Victoria Quesnel, éblouissante dans le rôle d’Ekaterina, livrant au final une « danse des sept voiles » que Salomé aurait appréciée. N’oublions pas Carine Goron dans le rôle de Lisa, elle aussi époustouflante, ainsi que les hommes, formant un quintette haut de gamme : Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Achille Reggiani et Maxence Vendevelde.

4 heures 20 plus tard, un entracte de 30 min permettant à tous de souffler, on ressort de l’Odéon totalement abasourdi par ce monument théâtral, mais c’est la spécialité de Julien Gosselin de proposer de tels spectacles aussi denses.

jeudi 4 septembre 2025

L'Art de la Joie - Goliarda Sapienza

Au sortir de ce roman de 800 pages, un amour fou de la littérature m’envahit, après avoir traversé la vie de Modesta, femme communiste dans l’Italie et la Sicile du XXème siècle, transpercées par le fascisme mussolinien.

Modesta est née avec le siècle, dans la misère absolue, violée très jeune, elle se retrouve dans un couvent dont elle s’échappera pour entrer au service d’une riche femme de la noblesse. Devenue princesse par le mariage, mère d’un garçon, la belle demeure sicilienne s’enrichit de toute une famille, les enfants apportant la joie autour de Modesta qui restera le pilier de toute cette famille baignée dans les idées de fraternité, d’amour du prochain, dans l’idéal communiste.

Le fascisme ne l’épargnant pas, quatre années de prison où elle frôlera la mort, et les années post-fascistes seront pour elle le moment où elle comprend que la bourgeoisie sait garder le pouvoir, quitte à s’entourer de ceux ayant sombré dans le nazisme. Désillusions communistes de celles et ceux qui n’ont pu faire la révolution sociale !

Parfait exemple de femme libre, on dirait aujourd’hui bisexuelle, Modesta apparaît comme une rebelle, intellectuelle, sachant à merveille éduquer cette jeunesse qui la côtoie, en la laissant libre mais non moins responsable, baignant dans la culture, lisant Marx, Gramsci et Freud.

L’écriture de Sapienza, traduite par Nathalie Castagné, baigne dans une merveilleuse poésie, usant d’ellipses, variant les niveaux d’écriture, emmenant le lecteur ou la lectrice dans un havre d’ivresse littéraire, pour un roman paru après la mort de l’autrice, et depuis adapté au théâtre.

Editions Le Tripode – 14,50 €, soit à peine 2 centimes par page !

lundi 25 août 2025

Plongée au coeur d'une famille norvégienne


Grand Prix au dernier Festival de Cannes, « Valeur sentimentale » du norvégien Joaquim Trier, connu pour « Oslo, 31 août » (2011) et « Julie en 12 chapitres » (2021) constitue un chef d’œuvre cinématographique absolu, débarrassé de tous les ingrédients habituels au cinéma, ni violence, ni sexe, ni bons, ni méchants.

Le réalisateur nous transporte au sein d’une famille à l’histoire complexe, entre suicide et torture par les nazis. Et cette histoire transparaît inévitablement sur les descendants. Le père, cinéaste de renom, deux filles dont l’une, Nora, est actrice de théâtre, l’autre mariée, un enfant. Trois personnages remarquablement interprétées, forment un trio dont les liens s’entrecroisent dans une spirale émotionnellement forte.

Joaquim Trier met à nu les relations entre un père et une fille, le premier ayant quitté le foyer conjugal laissant les filles seules avec leur mère. S’il souhaite renouer avec Nora, l’aîné, sans doute afin de réaliser ce qui sera son dernier film et lui faire interpréter quasiment son propre rôle, Nora le repousse, tout à son travail théâtral, et ne lui pardonnant pas sa fuite.

Quant au rôle de Nora, particulièrement difficile tant les émotions peuvent la submerger, il est interprété par Renate Reinsve dont on avait dit tout le bien dans « la Convocation » sorti en mars dernier, et Caméra d’Or à Cannes en 2014, rappelant le Prix d’interprétation féminine en 2021 à Cannes pour « Julie ». Décidément, partout où Renate Reinsve passe, les prix pleuvent ! Sans oublier l’immense Stellan Skarsgård dans le rôle du père.

Au final, Joaquim Trier réalise une très jolie ellipse, le spectateur découvrant le tournage d’une scène, le père derrière la caméra, sa fille et son petit-fils sur le plateau. Le rêve paternel s’est matérialisé. On s’en doutait un peu !

Mais film interdit de Palme d’or, n’étant pas un film grand public. Dommage, il le valait bien, nonobstant celui de Jafar Panahi que l’on découvrira bientôt sur les écrans.

mercredi 20 août 2025

En Boucle, au pays du soleil levant


Le Japon fait toujours preuve d’originalité dans ses longs métrages. Le dernier en date qui nous arrive n’échappe pas à la règle. « En boucle » de Junta Yamaguchi nous transporte dans le cinéma fantastique, tout en restant les pieds sur terre, dans le village de Kibune, et plus précisément dans un hôtel, sorte de maison de famille.

L’histoire tourne autour d’une employée de maison, Mikoto interprétée par la sublime Riko Fujitani en kimono, chargée d’un peu tout dans l’hôtel, servir à table, nettoyer les chambres, en duo avec Chino. Mais les voilà qu’elles découvrent soudainement que le temps tourne « en boucle », chacun et chacune revenant à son point de départ au bout de 2 minutes, bien que le contenu de cet espace-temps puisse être totalement différent de celui qui précède. Cependant, les voilà tous et toutes revenues à leur point de départ dès que deux minutes se sont écoulées : Mikoto devant la rivière où l’eau coule en abondance.

Situations cocasses donc ! On peut sans doute pour la majorité du public s’en tenir à cette joyeuse comédie et ne rien voir d’autre. Mais on peut aussi y voir autre chose, à savoir que lorsqu’une situation se dérègle, lorsque la vie normale devient impossible, l’être humain devient fou et entre en conflit avec son voisin, jusqu’au moment où, le calme revenant, chacun cherche à résoudre le problème.

Le cinéaste japonais use souvent d’une image, celle de l’eau qui coule, insensible au dérèglement de la société. Film réalisé smartphone en main qui toujours suit Mikoto dès la reprise de la boucle, montant les escaliers de l’hôtel. C’est du grand art ! On ne dira pas comment la boucle disparaît.

lundi 18 août 2025

Une brève histoire familiale en Chine


Est-il facile d’incorporer dans un ensemble soudé, ici une famille de trois membres, le père, la mère et l’ado, un « particule » extérieur, ici un autre ado copain du premier ? Telle est la question que pose le cinéaste chinois Jianjie Lin au travers de son premier long métrage, « Brief History of the family ».

Nous sommes en Chine, dans une grande ville, au sein d’une famille aisée, lui chercheur en biologie moléculaire, elle au foyer. Leur fils Wei préfère les jeux vidéos aux études, au grand désespoir du père. Survient au sein de cette famille, le copain Shuo, studieux, lecteur assidu, et bientôt orphelin, père et mère étant décédés dans des circonstances troubles. La famille a tôt fait de le prendre en amitié, rêvant de l’adopter, les autorités chinoises prônant maintenant la famille de quatre personnes, c'est-à-dire avec deux enfants. Mais Wei, redoutant un départ dans une université américaine et sentant son copain prendre sa place à lui au sein de sa famille, ne peut tolérer la situation qu’il a lui-même créée en important au sein du groupe familial, cet élément rapporté.

Petite merveille cinématographique que ce premier long métrage, comme on n’en voit pas en Europe. L’image est splendide, particulièrement bien travaillée sur la table du montage, la musique, tantôt classique, tantôt actuelle se savoure, la direction d’acteurs excellente, et le scénario pose fort adroitement un problème familial au sein d’un couple exemplaire. Certes, ce n’est pas un film qui engendre la violence, mais un film psychologique, remarquablement construit, où Jianjie Lin laisse un tas de questions sans réponses, permettant au spectateur (ainsi qu’à Wei) d’imaginer ce dont il a envie.



mardi 5 août 2025

TOUCH, ou les survivants d’Hiroshima

Le réalisateur islandais, Baltasar Kormákur, nous livre un petit bijou du 7ème art, « Touch – Nos étreintes passées », pour sa sortie sur les écrans français à l’occasion des 80 ans, soit les 6 et 9 août 1945, des largages sur les villes japonaises des bombes nucléaires par l’aviation étatsunienne.

A la fin des années 60, Christofer est un jeune islandais qui étudie à Londres. Se définissant anarchiste, pour moi plutôt maoïste, il quitte l’université pour connaître la vie ouvrière. Il s’engage donc dans un restaurant japonais, à la plonge. Là, il rencontre la fille du patron, Miko, dont il tombe amoureux et réciproquement. Quelque temps plus tard, le père et la fille disparaissent subitement, au grand désespoir de Christofer.

50 années ont passé. En Islande, Christofer décide subitement de retrouver la jeune fille qu’il a aimée follement. Retour à Londres, puis grand saut à Hiroshima, où il retrouve celle qu’il a aimée, et beaucoup plus. On ne dira rien à ce sujet.

Qu’est-ce qui décide de l’avenir d’un homme ou d’une femme ? Un détail parfois, tel celui que raconte Wajdi Mouawad dans « Racine Carrée du verbe être ». Parfois, et c’est le cas ici dans la fiction de Baltasar Kormákur, c’est plus qu’un détail, c’est une bombe nucléaire qui détermine l’avenir des survivants d’Hiroshima. 50 années plus tard, c’est le Covid qui impose un mode de vie bancal à des êtres qui ne comprennent plus, à Londres ou au Japon.

Le réalisateur entremêle fort adroitement les scènes d’hier et d’aujourd’hui, avec de très belles images des mains entrelacées. Curieusement, les acteurs et actrices utilisent fort souvent la langue française dans la version originale, que la scène ait lieu à Londres ou au Japon, sans doute manière de rendre hommage à la France, à sa culture…

vendredi 25 juillet 2025

Voyage surréaliste en Turquie

« The Things you Kill » de l’iranien Alireza Khatami, n’est pas un long métrage pour un public qui souhaite voir des histoires narratives, avec un début et une fin, un scénario lisse sans aspérités, sans flash-back, sans interrogations. L’histoire se déroule en Turquie.

Ali a quitté la Turquie afin de continuer ses études aux Etats-Unis. Quinze ans après, il revient dans son pays natal, enseigne la littérature. Il retrouve sa mère, infirme, se fait plus ou moins chasser par son père. Quelque temps plus tard, il apprend le décès de sa mère et soupçonne fortement le père de l’avoir tuée.

A quel moment Khatami choisit-il de bifurquer ? Dès le retour d’Ali des USA ? Dès la mort de la mère ? Plus tard ? Nul ne le sait. On assiste alors à des scènes qui se contredisent, celui qui est mort revient à la vie, nous sommes au pays des contradictions, en Turquie d’après le scénario, mais peut-être au pays des Ayatollahs.

Est-ce Ali qui imagine tout cela avant de revenir voir sa famille ? ou après la mort de sa mère ? On ne sait. Il vit en couple avec une jeune femme depuis des années, mais où et quand le couple s’est-il formé ? Khatami nous mène dans un labyrinthe à impasses multiples, d’où le spectateur ne peut émerger, tant les pistes sont nombreuses et ne mènent nulle part. Le réalisateur semble avoir imaginé divers scénarios et avoir procédé par collages, tels certains artistes surréalistes. Le procédé peut dérouter, au moins il permet de questionner.

Les trois coups répétés au final, tel le destin qui frappe à la porte, semble bien celui du régime iranien qui un jour s’effondrera, prophétise Alireza Khatami.