Photo Jérôme Rey |
Atrée est roi, Thyeste ne l’est pas. Ils sont frères jumeaux. Le second a voulu lui piquer son trône et sa femme. La vengeance d’Atrée sera terrible : il tue de ses propres mains ses deux neveux, les dépèce, les fait cuire en brochettes et les sert à manger à son frère. Il le raconte ainsi sur l’immense plateau de la Cour, à son frère qui sent alors ses enfants gigoter dans son ventre. On ne fait pas mieux en matière d’ignominie, à tel point nous dit Sénèque que les dieux se sont enfuis et que le jour s’est retiré jusqu’à l’orient. Shakespeare reprendra le thème dans son Titus Andronicus que j’ai vu au début des années 80, dans une mise en scène de Bruno Boëglin, où l’on se décimait à coups de mitraillettes.
Sur le plateau, côté jardin, une gigantesque tête repose à même le sol, yeux morts, bouche grande ouverte. Côté cour, une main tout aussi énorme, émerge du néant, les doigts semblant vouloir agripper la vie. On voit là en métaphore le cadavre d’un migrant, échoué sur une plage méditerranéenne, celui d’un enfant qui a fait s’émouvoir il y a quelque temps dans la presse, et qu’on semble déjà avoir oublié. Thomas Jolly nous renvoie son image en pleine face. Car il s’agit bien d’enfants dont Sénèque nous parle.
Dans une première partie, Tantale ressurgit des Enfers, tel un extra-terrestre, tout de vert scintillant, renvoyé illico d’où il vient par les Furies, lesquelles prophétisent des meurtres, des génocides, de la part des puissants de ce monde terrestre. Les voix d’Anne Mercier et d’Eric Challier retentissent dans la Cour et glacent le public. J’ai raconté la suite, jusqu’au dénouement, dialogue entre frères anéantis, l’un d’avoir lui-même mangé ses propres enfants, l’autre de s’être couvert d’ignominie pour avoir tué ses neveux. Thomas Jolly dans le rôle d’Atrée, Damien Avice dans celui de Thyeste, dominent le Cour d’Honneur dans un face à face sanguinaire mortel.
Mais au travers de cette histoire sordide de l’antiquité (à quoi bon nous ressortir cette pièce vieille de 2000 ans, diront certains ?), Thomas Jolly dénonce des dictateurs en tous genres qui pratiquent le meurtre massif en toute légalité, et surtout le drame des migrants devant lesquels les puissants d’aujourd’hui au mieux ferment les yeux, au pire les rejettent. Car pendant les deux heures trente, c’est bien leur drame qui affleure, là, sur le plateau, auquel on ne peut s’empêcher de penser une seconde. Sénèque d’ailleurs, et c’est écrit sur l’immense mur de la Cour, en appelle à « l’indulgence mutuelle » des humains, si l’on ne veut pas voir l’humanité disparaître. Les Furies auraient-elles vu juste ?
Thomas Jolly utilise à plein tout le volume de la Cour, les lumières, les cendres qui volent jusque sur le public (celles des génocides du XXème siècle ?), et les micros dont on semble ne plus pouvoir se passer, même si les voix tonitruantes sont parfois inaudibles. Un théâtre en prise avec l’actualité, qui va droit où ça fait mal. Peut-être est-ce la raison pour laquelle tout le monde n’a pas applaudi. Moi si !
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